Monday, June 13, 2011

NOTES PHILOLOGIQUES

PAUL, PHARISIEN OU « SÉPARÉ » ? (Ph 3,5)

Étienne NODET, o. p. nodet@ebaf.eduÉcole Biblique POB 19053 Jérusalem-IL

En Ph 3,5 Paul déclare être « pharisien en matière de Loi » (kata_ no&mon farisai=oj). Si l’on suit les définitions de Josèphe, les pharisiens croient à la résurrection et suivent des coutumes ancestrales qui ne se réduisent pas à une jurisprudence issue de l’Écriture (AJ 13:297). Ce dernier point concorde très mal avec les écrits de Paul, car son argumentation paraît toujours scripturaire[1] ; même le kérygme annonçant la mort et la résurrection du Christ est « selon les Écritures » (1 Co 15,3), bien qu’il ne précise pas clairement de quelle manière[2]. Une deuxième difficulté provient de son profil dans les Actes : selon Ac 23,6 il se présente devant le sanhédrin comme pharisien fils de pharisiens, avec l’approbation ferme de ce parti, vers 58 ou 60. Longtemps auparavant, son maître Gamaliel a défendu les apôtres (Ac 5,34-39), au moment où leurs adversaires sont les grands prêtres et les sadducéens (5,17 ; 22,3), lesquels sont présentés comme ne croyant pas à la résurrection ; c’est aussi ce que dit Josèphe AJ 18:16). Pourtant, Paul commence par être du côté des persécuteurs, c’est-à-dire opposé à Gamaliel ; il obtient même des lettres du grand prêtre pour aller arrêter à Damas « les adeptes de la voie » (Ac 9,1-2). Dans le contexte, où curieusement on ne voit aucune autorité romaine, il est ainsi implicitement rangé avec ceux qui ne croient pas à la résurrection, ce qui paraît très étrange.

I

Pour saisir une possible évolution de Paul, il est utile de considérer la plus ancienne de ses lettres, 1 Thessaloniciens : d’abord, on observe qu’elle est centrée sur une eschatologie proche et qu’elle ignore la notion de justification (dikaiosu&nh), si caractéristique des épîtres plus tardives ; corrélativement, il reproche aux Juifs (de Judée) d’avoir « mis à mort Jésus le Seigneur et les prophètes[3] » (1 Th 2,15) ; sa base scripturaire est donc peu explicite. Autrement dit, il ignore à ce stade le kérygme, c’est-à-dire l’annonce caractéristique qu’il rappellera en 1 Co 15,3-4 : « le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, il fut enterré et ressuscita le troisième jour selon les Écritures » ; l’eschatologie est bien moins imminente. À propos des Juifs, il ignore aussi que « par leur transgression (para&ptwma) le salut est arrivé aux nations » (Rm 11,11). Une telle position forme un contraste net avec la notice de Ac 17,3 sur la prédication de Paul à Thessalonique, où il évoque une argumentation scripturaire : « révélant et prouvant (paratiqe/menoj) que le Christ devait souffrir et ressusciter des morts. » Il y a donc eu une réélaboration littéraire[4].
Par ailleurs, on a relevé d’intéressants contacts avec les documents de Qumrân, et spécialement avec le mouvement prophétique de la Communauté de l’Alliance, le dxy[5]. L’élément commun le plus manifeste est l’intensité de l’attente de la fin, thème qui d’ailleurs n’est pas étranger au discours de Jacques[6] en Ac 15,13-19. Voici d’autres éléments significatifs :
– 1 Th 1,4 : l’élection (e0klogh&) et l’appel de Dieu ; de même 1QS 8:6 Nwcr yryxb « les choisis par la volonté [de Dieu] » doivent expier pour la terre et rétribuer les impies.
– 1 Th 2,14 : Paul parle des « églises de Dieu » en Judée ; en contexte eschatologique, l’expression est identique à l) lhq « assemblée de Dieu » de 1QM 4:10 et 1QSa 2:4[7].
– 1 Th 4,3 : insistance sur la sainteté ou sanctification (a(giasmo&j) ;
– 1 Th 5,5 : « tous, vous êtes en effet des fils de la lumière » ; rw) ynb par opposition aux « fils de ténèbres », cf. 1QS 2:16 ; 1 QM 1:1.13 ; 13:6. Le dualisme colère de Dieu/salut se retrouve en 1 Th 5,9.14 ;
– 1 Th 5,12-13 : exhortation à « reconnaître ceux qui œuvrent parmi vous » (ei0de/nai tou_j kopiw~ntaj e0n u(mi=n) ; il s’agit des responsables et des maîtres, « à aimer à cause de leurs œuvres » (e0n a)ga&ph| dia_ to_ e1rgon au)tw~n) ; cela correspond à 1Q22 2 :8-9 « choisissez-vous des sages qui œuvreront pour expliquer (r)bl w#(y)… toutes les paroles de cette Loi ». À Qumrân comme dans la tradition rabbinique, le terme h#(m « œuvre » désigne un acte posé en conformité avec la Loi, mais qui peut en même temps faire jurisprudence.
– 1 Th 5,14 : les « désœuvrés » ou « paresseux » (a!taktoi) doivent être compris comme s’écartant de l’ordre de la communauté[8], tel que décrit en 1 Th 4,1-12, par analogie avec l’ordre (Krs, d’origine araméenne[9]) de la Règle de communauté (1QS 1:16-18 ; 5:1 ; 6:22). En 1QM 5:3-4 Krs désigne une formation militaire, ce qui correspond à un usage classique de ta&cij « ordre ». Le Testament de Lévi, connu en grec et partiellement en araméen (geniza du Caire), met comme équivalents Krsb et e0n ta&cei, ce qui est confirmé par certaines découvertes de Qumrân[10].

II

Un dernier trait doit être ajouté : Paul se désintéresse de l’ensemble des rites liés à la circoncision, les jugeant dépourvus de signification (1 Co 7,18-19, cf. Ac 21,21), ou niant la grâce (Ga 3,10). Il y a pourtant un rite auquel il tient fermement, le baptême, auquel il donne un sens particulier (Rm 6,4) : « Par le baptême, nous avons été ensevelis avec [Jésus Christ] dans la mort. » Cette ins­titution n’est jamais discutée dans le NT, et il faut supposer qu’elle préexiste, ce qui évidemment renvoie à Jean-Baptiste, d’autant plus que Jésus lui-même bap­tisait (Jn 3,22). Le geste reste le même, mais son sens a changé. Ainsi, Lc 3,3 rapporte que Jean-Baptiste prêchait un « baptême de repentir pour la rémission des péchés » ; plus tard, après la Pentecôte, Pierre dit (Ac 2,38) : « Repentez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ pour la rémis­sion de vos péchés ». Il s’agit du même rite, mais le discours associé est trans­formé, car Pierre ajoute « et vous recevrez le don de l’Esprit saint ».
Il est notable que par deux fois dans les Actes, c’est Paul qui précise que celui qu’annonçait Jean-Baptiste est Jésus. Dans son discours à Antioche de Pisidie, il le mentionne, sans nécessité apparente, après avoir introduit Jésus comme descendant de David (Ac 13,25) : « Au moment de terminer sa course, Jean disait : “[…] Voici venir après moi celui dont je ne suis pas digne de délier la sandale.” » Plus tard, à Éphèse, il rencontre des disciples qui ne connaissent que le baptême de Jean, et il leur explique que Jean baptisait, « disant au peuple de croire en celui qui viendrait après lui, c’est-à-dire en Jésus » (Ac 19,4). Paul ne dit nullement que Jean ait identifié Jésus, ce qui correspond à Lc 3,20-21, où Jean est arrêté avant le baptême de Jésus.
Dans sa notice sur les esséniens, Josèphe explique qu’ils sont divisés en quatre classes d’ancienneté ou de dignité croissantes, et que si un membre de la quatrième classe, la plus haute, entre en contact avec un de la première (les candidats ou Myrg de CD 14,3-6), il devient aussi impur que s’il avait touché un païen (G 2:150) ; pour eux, la circoncision n’est donc pas la marque de l’Alliance. Celle-ci se confond avec l’appartenance à la communauté[11] (1QS 5:8, 20 ; 6:15), dont l’accès est l’aboutissement d’une pédagogie baptismale : c’est en fait la « nouvelle Alliance » (CD 8:21 et 19:33) annoncée en Jr 31,31 (h#dx tyrb, kainh& diaqh&kh, terminologie courante dans le NT). Tout cela est strictement contraire à la perspective de Josèphe lui-même, qui se veut pharisien (Vie § 14) et qui tient à la circoncision comme signe de l’appartenance au peuple, entité diffuse[12] (AJ 1:192 ; cf. Ac 15,5) ; il ne parle jamais d’Alliance ni de communauté[13].
Le pharisien Paul est donc bien plus proche des esséniens que du pharisien Josèphe. Quant à la terminologie, il ne faut pas perdre de vue que farisai=oj dérive de l’araméen #yrp « séparé », ce qui est d’abord un terme non technique ; l’équivalent hébreu #wrp peut signifier « hérétique » (t.Ber 3:25).

III

Il faut enfin revenir à la présentation de Paul dans les Actes. À propos de sa position de persécuteur, le plus étonnant est la lettre qu’il a reçue du grand prêtre pour opérer à Damas, ville éloignée hors Judée, alors qu’il y avait des églises en Judée. En Ga 1,16-17, Paul explique qu’après la révélation qu’il reçut (2 Co 12,2-4), il partit en Arabie, puis revint à Damas, où il resta trois ans. Cela suffit pour situer vers Damas sa révélation, et par conséquent aussi le projet de persécution commanditée. Quant à la jonction avec le grand prêtre, elle doit être tenue pour un effet littéraire, pour lequel on peut envisager deux raisons de natures différentes : d’une part, un grossissement de la violence de Paul, qui n’a certainement pas été un assassin[14], et d’autre part un jeu sur « sadducéen ».
Sur le premier point, il convient d’observer ses relations avec Aquila. Le Texte occidental donne une leçon longue[15], mieux documentée, de Ac 18,2-3 :
Ayant trouvé Aquila, originaire du Pont, Juif qui venait d’arriver d’Italie avec Priscille sa femme, il les salua avec joie. Ils avaient quitté Rome, car Claude César avait prescrit à tous les Juifs de s’éloigner de Rome ; ils avaient émigré en Achaïe. Paul était connu d’Aquila, étant du même mouvement (o(mo&fuloj), et il demeura chez lui.
Cette expulsion doit être mise en relation avec l’indication de Suétone (Claude, § 25) que Claude chassa les Juifs de Rome, car ils provoquaient des troubles constants sous l’impulsion de « Chrestus » (impulsore chresto). L’affaire remonte aux débuts de son règne, en 41[16], après la disparition de Caligula, dont la politique inepte avait suscité une agitation messianisante dans les trois capitales ; celle-ci, sans rapport défini avec Jésus, était basée sur la conviction de l’imminence de la venue du Messie.
Paul était de la même « engeance » qu’Aquila, c’est-à-dire prompt à l’agitation messianisante, au nom d’un Messie imminent. Cela permet de revenir un instant sur Thessalonique[17]. Selon Ac 17,3 le message de Paul, antérieur au commentaire cité plus haut, était : « Ce Jésus que je vous proclame est le Christ. » La transformation de Paul à Damas apparaît comme un point de départ : il a lutté contre le mouvement issu de Jésus, puis il a brusquement reconnu celui-ci comme étant le Messie qu’il attendait. Cette lutte a certainement été grossie, d’autant plus qu’Aquila était plus important. Plus tard, Paul déclare s’être entièrement détaché de toute idée de « Messie selon la chair », mais il en a été partisan (2 Co 5,16) ; il a certainement évolué, en lien avec le retard de la parousie.
Ces remarques permettent de situer le tropisme « sadducéen » de Paul. D’un côté, selon Ac 5,17, le grand prêtre et son entourage sont sadducéens[18] ; de l’autre, on a rattaché plus haut Paul aux esséniens, c’est-à-dire à des qwdc ynb plutôt sectaires ; dans les deux cas, il s’agit en grec de saddoukai=oi. Un tel rattachement n’est pas contradictoire avec des visées messianisantes actives : dans sa longue notice de G 2:142, Josèphe précise que les esséniens s’engageaient à ne pas s’adonner au « brigandage » (lh|stei/a) ; il s’agit non pas de banditisme banal, mais d’activité zélote plus ou moins violente, et l’interdit suppose que la tentation était forte. D’ailleurs, leur résistance à la torture, lors de la guerre des Romains, laisse entendre qu’ils ne se limitaient pas à être de paisibles agriculteurs (2:152-153).
En résumé, Paul a peut-être étudié aux pieds de Gamaliel, mais il est impossible de le considérer comme pharisien au sens des « philosophies » juives telles que définies par Josèphe ; le brouillage qu’on voit dans les Actes provient d’un croisement entre ces définitions et Ph 3,5, où Paul se dit « pharisien ». S’il faut le rattacher à une école, c’est du côté des esséniens qu’il faut chercher. Il faut peut-être en rapprocher aussi les « pharisiens » de Jn 1,24 et 4,1 qui ne sont nullement opposés à des sadducéens, et qui sont à la fois intéressés et méfiants à l’égard du baptême de Jean (et de Jésus).

Jérusalem, juin 2011.


[1] Cf. J. Andrew Overman, « A Short History of Paul’s Pharisaism », dans : Anderson J. Capel, Philip Sellew & Claudia Setzer (eds.), Pauline Conversations in Context. Essays in Honor of Calvin J. Roetzel (JSNTS, 221), Sheffield Academic Press, 2002, p. 180-193.
[2] Cf. Joseph A. Fitzmyer, « The Spiritual Journey of Paul the Apostle », dans : According to Paul. Studies in the Theology of the Apostles, Mahwah (NJ), Paulist Press, 1993, p. 1-35.
[3] L’authenticité de 1 Th 2,14-15 a été discutée, mais c’est pour des raisons purement théologiques, cf. Ben Witherington III, 1 and 2 Thessalonians. A Socio-Rhetorical Commentary, Grand Rapids (MI), Eerdmans, 2006, p. 84-87.
[4] Et une analogie d’ensemble avec le discours de Jésus à Nazareth (Lc 4,16-), cf. Justin Taylor, Les Actes des deux Apôtres (EB, NS 23), Paris, Gabalda, 1994, p. 268-276.
[5] Cf. David Flusser, « The Dead Sea Sect and Pre-Pauline Christianity », dans : Id., Judaism and the Origins of Christianity, Jerusalem, Magnes Press, 1988, p. 23-74. Pour une vue différente, cf. Jörg Frey, « Critical Issues in the Investigation of the Scrolls and the New Testament », dans : Timothy H. Lim & John J. Collins, The Oxford Handbook of the Dead Sea Scrolls, Oxford Univrsity Press, p. 517-545.
[6] Cf. Étienne Nodet, « Jacques le Juste et son Épître », RB 116 (2009), p. 572-597.
[7] Cf. Joseph A. Fitzmyer, Paul and his Theology. A Brief Sketch, Eaglewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall, 21989, p. 95-96.
[8] Cf. Karl P. Donfried, « Paul and Qumrân. The Possible Influence of Krs on 1 Thessalonians », dans : Id., Paul, Thessalonica and Early Christianity, London, T&T Clark, 2002, p. 221-231.
[9] Cf. Moshe Weinfeld, The Organisational Pattern and the Penal Code of the Qumran Sect (NTOA, 2), Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 1986, p. 13.
[10] cf. Jonas C. Greenfield & Michael E. Stone, « Remarks on the Aramaic Testament of Levi from the Geniza », dans : Michael E. Stone, Selected Studies in Pseudepigrapha and Apocrypha (SVTP, 9), Leiden, Brill, 1991, p. 228-246 ; Id. « The Third and Fourth Manuscripts of Aramaic Levi Document From Qumran », Le Muséon 109 (1996) ; Michael E. Stone, « Qumran Corner. The Hebrew Testament of Naphtali », JJS, 47 (1996), p. 311-321.
[11] Cf. Karl P. Donfried, « Introduction », dans : Thomas G. Casey & Justin Taylor (eds.), « Paul’s Jewish Matrix », Roma Mahwah (NJ), Gregorian & Biblical Press, 2011, p. 11-49.
[12] Il en est de même dans la tradition rabbinique, où tyrb désigne strictement la circoncision, c’est-à-dire un rattachement individuel à Abraham, cf. Shemaryahu Talmon, « The Community of the Renewed Covenant », dans : Eugen Ulrich & James VanderKam (eds.), The Community of the Renewed Covenant (CJAS, 10), Notre Dame University, 1994, p. 3-24.
[13] Cf. Harold W. Attridge, The Inter­preta­tion of Biblical History in the Antiquitates Judaicae of Flavius Josephus (Harvard Dissertations in Religion, 7), Missoula, Scholars Press, 1976, p. 71-76.
[14] Justin J. Taylor, « Why did Paul Persecute the Church ? », dans : Graham N. Stanton & Guy G. Stroumsa (eds.), Tolerance and Intolerance in Early Judaism and Christianity, Cambridge University Press, 1998, p. 99-120.
[15] Cf. Étienne Nodet & Justin Taylor, Essai sur les origines du christianisme, Paris Éd. du Cerf, 22002, p. 282-303.
[16] Cf. Jerome Murphy O’Connor, St. Paul’s Corinth. Texts and Archaeo­logy (Good News Studies, 6), Collegeville (MN), The Liturgical Press, 21990, p. 138-148.
[17] Karl P. Donfried, « 1 Thessaloniciens et la chronologie paulinienne », dans : Andreas Dettwiller, Jean-Daniel Kaestli et Daniel Marguerat (dir.), Paul, une théologie en construction, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 107-134, conclut que l’épître, qui représente une théologie archaïque, doit être datée peu après 41.
[18] Ce qui est historiquement inexact, car le seul grand prêtre sadducéen connu fut Anân, en 62, et ce parti n’était certainement pas l’héritier légitimiste d’une dynastie prémaccabéenne, cf. Étienne Nodet, La crise maccabéenne, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 243-254.